L’original de cet article, par Riccardo Giannitrapani, se trouve ici.


Manifeste pour un autre enseignement des mathématiques

30 avril 2018

Ai rêvé que je dessinais les touches d’un piano

sur la table de la cuisine.

Sur lesquelles je jouais en silence.

Les voisins entraient pour m’écouter.

Tomas Tranströmer



À Carla Quirina qui m’aide à écouter.


Depuis que j’enseigne les mathématiques à des adolescents, garçons et filles, j’ai appris à vivre avec le doute. Les vers de Tranströmer cités ici représentent précisément mon sentiment en tant qu’enseignant; lorsque je pense aux mathématiques, j’entends distinctement de la musique, parfois structurée, parfois spontanée, mais c’est une musique silencieuse, il faut d’abord apprendre à l’entendre, puis à l’écouter, enfin à la jouer. Je pense que c’est l’essence de mon métier, séparer les notes du bruit.

J’ai décidé de mettre par écrit les présupposés explicites et implicites de mon enseignement; pour mes élèves, pour leurs familles, pour moi. Ce manifeste, recueil d'intentions plus que de pratiques, me permet de fixer quelques points qui me tiennent à cœur, fruit de nombreuses heures passées au milieu de doutes, de remises en question, de craintes, de convictions. Il ne présente évidemment pas de solutions ou de recettes, mais plutôt met en évidence un problème, réel ou imaginaire; il propose une réflexion. De plus, ce document ne prétend pas à l'exhaustivité, à l'originalité, à l'efficacité ou à la pertinence. Il n’y a pas d’exhaustivité car c’est un travail en cours qui ne cessera peut-être jamais de nécessiter des révisions et des réexamens. Il n’y a pas originalité car beaucoup de choses écrites ici sont certainement une pratique courante de nombreux collègues bien plus compétents que moi. Il n’y a pas d’efficacité car toute ma pensée sur la profession d'enseignant se reflète dans une approche didactique dont l'issue est pour l'instant incertaine. Il n'y a pas de pertinence car beaucoup des idées que j'exprime dans ce manifeste ne sont pas spécifiques aux mathématiques, elles pourraient s'appliquer à d'autres matières.

Je parle ici des mathématiques selon mon expérience de professeur au secondaire; ce n’est plus élémentaire, ce n’est pas «savoir compter», les mathématiques du secondaire ne sont pas nécessaires à la plupart des futurs citoyens. Si elles sont enseignées, avec passion, c'est pour communiquer le message simple que l'on peut aussi faire des choses inutiles dans la vie. La beauté, après tout, est une forme de nécessité.

Le manifeste est divisé en sept points exprimés de manière incomplète et forcément concise par un seul mot. Chaque point est ensuite précisé avec quelques détails dans le texte.

Complexité

Dire que les mathématiques sont un terrain difficile, c'est dire quelque chose de bien connu et d'évident. La complexité est de forme, avec un langage codifié, ardu et pas toujours utilisé ou compris comme il faudrait, et de fond, avec des arguments abstraits, rarement intuitifs, souvent présentés sous une forme apodictique et sans aucune justification. Face à ce vaste territoire, chaque commentaire du type "c'est banal", "on voit", "c'est pas possible que tu ne comprennes pas", "c'est une énorme erreur, même pas à l'école primaire", sape la confiance en soi des garçons et des filles et, par conséquent, la propension à la curiosité. Il faut du temps pour affronter les choses, pour faire face aux doutes, aux peurs, aux je-ne-sais-pas-comment-faire. L'enseignement ne peut pas être réservé aux élèves qui sont très motivés et qui sont donc prêts à fournir un niveau d'effort supérieur à la normale. L’efficacité de l’enseignement des mathématiques se mesure à la capacité, ou du moins à la volonté, d’emmener chacun à travers la tempête, de s’engager, de laisser une trace permanente. L’enseignant ne doit pas être un mur que seuls ceux qui en ont la force peuvent escalader, mais un pont qui facilite le passage de tous, chacun selon sa propre inclination. Ce n’est pas la banalité que tout le monde doit être promu, c’est la nécessité que personne ne soit laissé seul dans un terrain aussi difficile. Le prix à payer est sinon très élevé, la résignation sociale (quand elle ne se transforme pas en justification ou en vantardise) du «Je n’ai rien compris aux maths», étendard de beaucoup d’adultes.

Motivation

Sans motivation, il n’y a aucune chance d’aborder un chemin, encore moins un chemin difficile. Il y a des espoirs, des attentes, des projets personnels, des intérêts en jeu. Et un réseau social de contacts (famille, amis, société) qui poussent à la réussite. Pour un cours mathématique sérieux, cependant, la motivation ne peut pas provenir de la gratification sociale en termes de réussite; étudier pour obtenir une note élevée ne peut fonctionner que dans un très petit nombre de cas, la plupart étant perdus dès les premières notes faibles. La motivation doit être construite par l’enseignant, elle doit être recherchée dans la matière, pour le matière, pas en dehors d’elle. Il faut chercher ensemble les éclairs de beauté, l’intérêt culturel, l’émerveillement face à un panorama presque infini. Il faut surtout cesser de considérer les mathématiques comme une matière purement technique, la poursuite d’une compétence. C’est un travail difficile, d’autant plus nécessaire face à des garçons et des filles désintéressés. L’abandon d’une discipline difficile où la mesure de l’aptitude se limite souvent à une note va presque de soi à l’adolescence; si l’enseignement se limite à la technique, ne laisse pas entrevoir l’imagination et la beauté, la partie est perdue d’avance pour beaucoup d’étudiants et d’étudiantes. On fait souvent appel au sens du devoir, "tu dois étudier même si tu n'aimes pas ça" ; mais le sens du devoir est un concept abstrait à l'adolescence, il faut le construire, et cela demande du temps et des efforts (de la part de chacun). C’est aussi une tâche pour l’école, certes nécessaire, mais qui nécessite une forte motivation. Sinon, on court le risque que cela devienne une obéissance («fais ceci ou tu échoueras») qui, contrairement au sens du devoir, n’est jamais une valeur, mais au contraire, souvent un obstacle à la liberté et à l’éducation. La personne obéissante aura tendance à ne plus rien faire en l’absence de conséquences négatives; la personne qui a le sens du devoir fera les choses parce qu’il est juste de les faire, quelles qu’en soient les conséquences. Pour développer tout cela, il faut donner quelque chose, un point d’appui auquel s’accrocher, il ne suffit pas de dire «étudie cette chose car elle te sera utile demain». L’horizon constitué par ce «demain» est à des années-lumière dans l’esprit d’un adolescent. Il faut sans cesse, constamment, laborieusement motiver. Pas obliger.

Patience

De la part de ceux qui enseignent, de la part de ceux qui apprennent. Les résultats ne peuvent pas être immédiats, la compréhension prend du temps, ce qui nous semble immédiat peut paraître sans sens à un garçon ou à une fille. La patience demande beaucoup de temps, il est difficile de la combiner avec des programmes standardisés, avec des délais identiques pour tout le monde, avec des niveaux qui ne tiennent pas compte de l’histoire personnelle de chacun. On attribue souvent les difficultés au manque d’envie ou d’engagement, oubliant que l’intérêt se construit dans la durée, avec de la patience. Si une explication n’est pas comprise, il faut une forêt de mains levées, il faut un sourire de l’enseignant, la possibilité de réexpliquer, de changer de point d’attaque si nécessaire, de chercher d’autres voies. Si un test se passe mal, il faut l’analyser, le comprendre, le refaire si nécessaire. Même plusieurs fois. On court après les programmes (qui n’existent plus), les orientations, les manuels scolaires, les tests standardisés, les examens de fin de cycle. Tout cela laisse peu de temps pour exercer la patience d’attendre ceux dont le rythme est différent du nôtre. Au lieu de nous plaindre du fait que nos élèves, garçons et filles, n’étudient pas assez, discutons avec eux pour comprendre pourquoi.

Affection

On ne peut pas laisser sa marque (enseigner) sans ressentir de la proximité, du respect, de l'affection. Même dans ce cas, cela prend du temps, il faut apprendre à se connaître, il faut donner du poids aux personnes et non aux chiffres. Chaque jour, chaque heure dans la salle de classe. L’enseignant doit s'intéresser à ses élèves, les aimer, se soucier d’eux. Il ne peut pas être indifférent, il faut de l’affection. Les étudiants ne peuvent se rapprocher que s’ils sentent qu’ils comptent vraiment, sinon ils retombent dans le rôle d’utilisateurs d’un service, ils se sentent comme l’un des nombreux éléments (les plus ennuyeux) d’un travail et non comme l’élément central de la profession d’enseignant. Eux aussi doivent s’attacher à ceux qui enseignent pour aborder le sujet. Il ne s’agit pas de devenir amis, la différence de rôle et d’âge ne le permet pas: il s’agit du fait que pour enseigner une matière aussi difficile demande un effort que seule l’affection peut parfois justifier. L’impartialité n’a rien à voir avec l’indifférence: plus vite nous résoudrons ce malentendu, mieux ce sera.

Confiance

Les élèves doivent avoir confiance en ceux qui essaient de leur parler de mathématiques, confiance qu’ils ne sont pas seuls, que les difficultés peuvent être affrontées, que des erreurs peuvent également être commises. Ceux qui enseignent les mathématiques doivent être des points de référence, écouter toutes les questions, prendre en charge les problèmes, éviter de sous-estimer, de déprécier. Des phrases comme «tu n’es pas doué pour ça» ou «c’est trivial, réfléchis-y par toi-même» sont des abîmes d’où l’on ne revient pas. L’enseignant doit marcher sur le même terrain que ses élèves, il peut se tromper et admettre qu’il a tort, il peut prononcer la phrase «je ne sais pas» et puis s’informer, il peut tenir sa parole, tout faire pour ne rien laisser au hasard. En d’autres termes, il doit être digne de confiance.

Évaluation

Mesurer est très simple, évaluer l’est moins. On ne doit pas ou on ne peut pas s’arrêter à la mesure; l’évaluation exige une prise de responsabilité et une liberté qui doit aller bien au-delà de la vérification. L’impartialité, l’objectivité, la standardisation des notes vont dans le sens d’une automatisation de tout le processus d’évaluation; c’est peut-être bien pour les diligents, mais devient souvent un hachoir à viande sans retour. Il ne s’agit pas d’inventer des notes ou de tout réduire à une question de sympathie, il s’agit de mettre en œuvre notre professionnalisme et de revendiquer, en même temps que la liberté d’enseigner, la liberté d’évaluer. Là où il y a confiance, personne ne se sent lésé, là où il y a dialogue et intentions partagées, il ne peut y avoir qu’une évaluation sereine et avant tout préparatoire à l’enseignement. Les devoirs, les interrogations, les notes ne sont pas le but de l’école, ils sont un moyen d’améliorer autant que possible le dialogue pédagogique. Et comme le dialogue se fait à voix multiples, sinon c’est un monologue, les mesures sont à distribuer et à partager entre ceux qui enseignent et ceux qui apprennent. Une autre chose c’est l’évaluation, qui prend en compte de nombreux facteurs, même non mesurables. Retirons les notes de leur piédestal actuel, rendons-les utiles et non décisives, construisons une didactique centrée sur le savoir et non sur la mesure, ramenons les angoisses des garçons et des filles (et de leurs familles) à un niveau tolérable et centré sur des thématiques importantes, et non sur un numéro dans une case en fin d’année. Cela ne veut pas dire que les notes ne sont pas importantes, bien au contraire. Mon but ultime n’est pas de faire en sorte que mes élèves obtiennent 10[1], mais de leur transmettre le plaisir de faire des mathématiques. Si j’y parviens, les votes viendront d’eux-mêmes.

Poésie

Les mathématiques sont utiles pour construire des ponts et bien d’autres choses, mais ce n’est pas pour cela que nous les enseignons, ni pour cela que nous proposons de les étudier. Bien sûr, les applications des mathématiques peuvent être importantes, motivantes, parfois même belles, mais la véritable raison qui devrait nous motiver en tant qu’éducateurs est une autre: sa beauté. Beaucoup d’étudiants et étudiantes restent indifférents, voire hostiles, car nous ne leur montrons pas l’aspect humain, poétique, esthétique des mathématiques. J’ouvre un livre au hasard et je trouve exercices après exercices de calcul pur, certes adaptés à l’apprentissage de la technique (nécessaire), mais décourageants d’un point de vue humain lorsqu’ils constituent le seul horizon montré. Nous devons apporter chaque jour l’émerveillement dans l’enseignement des mathématiques, l’émerveillement et la perspective extraordinaire qu’offre l’édifice mathématique. Les mots de Borges sur la musique, «forme mystérieuse du temps», me viennent à l’esprit. Au milieu de tous les calculs, de toutes les «compétences» de l’école moderne, des technicités, des compétences de citoyen modèle, au milieu de tout le désert aride qui éloigne souvent les jeunes esprits au moment où ils seraient le plus accessibles, au milieu de tout cela, nous essayons de leur faire écouter la mélodie silencieuse, inutile, et donc merveilleuse des mathématiques.


[1] 20/20 dans le système français.